Les Fournisseurs de la Cour de Belgique

Paru dans JV 46 - déc jan 2015 | Texte : Aliénor Debrocq, Photos : Xavier Harcq

 


« Fournisseur de la Cour » : un titre dont les origines remontent à l’Angleterre de George IV, dans les années 1820. Selon l’historien liégeois Francis Balace, il s’agissait alors de labelliser certains produits (essentiellement des biens de bouche) dont s’approvisionnait la cour. Ce titre honorifique (« Royal Warrants of Appointment ») a ensuite été adopté par d’autres cours européennes, qui se sont basées sur le modèle anglais, comme les Pays-Bas, la Suède et le Danemark, mais aussi la Thaïlande. En France, le titre n’a pas existé avant Napoléon III : « Il y avait certes des fournisseurs officiels sous l’ancienne monarchie et sous Napoléon Ier, mais ils n’étaient pas recensés ni mis en valeur de façon officielle. Aujourd’hui, le président français possède également ses fournisseurs attitrés » explique Balace.

De ce côté de la frontière, le titre de « Fournisseur Breveté de la Cour de Belgique » existe presque depuis la création du pays : inventé en 1833, il vise à récompenser certaines maisons pour leur qualité et leur régularité. Plus qu’un privilège, il représente également un engagement. Dès lors qu’il reçoit ce titre, l’artisan, l’entreprise ou le négociant choisi a le devoir de s’en montrer digne en maintenant un niveau d’excellence qui justifie le privilège accordé. Le titre n’est en effet jamais acquis ; il est actuellement octroyé pour une durée de cinq ans et peut être révoqué à tout moment. Historiquement, les premiers établissements à fournir les rois Léopold Ier et Léopold II se situaient dans les galeries royales (galerie de la Reine et galerie du Roi), ainsi que le long de l’ancien tracé royal (l’actuelle rue Royale), qui reliait le Palais de Laeken au Palais de Bruxelles : « Le Roi et la Reine avaient l’habitude de faire leurs courses dans les environs immédiats du Palais, ce qui est assez logique, puis ils se sont étendus pour en faire bénéficier d’autres commerçants » explique Jean-Jacques Strijp, secrétaire général de l’Association des Fournisseurs de la Cour. « Le roi lui-même était peu mêlé à tout cela, ajoute Balace. C’était avant tout l’affaire du ministre de la Maison du Roi, puis du Grand maréchal de la Cour. Aujourd’hui, l’approvisionnement du Palais est sous la responsabilité de l’Intendant de la Liste Civile du Roi, qui doit toujours être un militaire. »

En Belgique, le brevet est représenté par les armes du Royaume : le lion d’or, surmonté de la couronne royale et accompagné du sceptre et de la main de justice. Un nouveau logo plus stylisé, figurant les initiales du nouveau couple royal, a cependant été créé par l’Association des Fournisseurs Brevetés de la Cour de Belgique en 2013.

C’est en 1988 qu’est née cette association, sous l’impulsion de l’Intendant de la Liste Civile du Roi, de Luc Verleysen, patron du magasin Old England et président fondateur, et de Jean-Jacques Strijp, son actuel secrétaire général. Vingt-six ans plus tard, le titre de Fournisseur Breveté est devenu très convoité et de nombreuses demandes sont adressées chaque année au Palais. Aujourd’hui, la Belgique recense 115 Fournisseurs Brevetés, en comptant les derniers arrivants qui ont été sélectionnés lors de la Fête du Roi, le 15 novembre dernier.

 


L’octroi du brevet de Fournisseur de la Cour « consacre la qualité d’un service rendu au Roi et à la Reine à l’occasion de la fourniture régulière de biens et/ou de services ». Ce diplôme peut être attribué à un particulier ou à une personne assumant la fonction de haute direction au sein d’une société, comme c’est le cas pour Belgacom. L’entreprise peut faire la demande par lettre adressée à l’Intendant de la Liste Civile du Roi. Seuls les fournisseurs actifs peuvent recevoir ce titre, considéré comme honorifique.

Celui-ci ne concerne en outre pas les dépenses privées du Roi et de la Reine mais bien celles de la Liste Civile, soit les dépenses officielles du Palais royal, financées par les impôts des onze millions de citoyens belges actuels. « Cette distinction est essentielle », insiste Jean-Jacques Strijp. Pour obtenir le brevet, il faut introduire une demande et pouvoir prouver au moins cinq années de facturation régulière auprès de la Liste Civile du Roi. Mais la règle varie en fonction des pays : « En Angleterre, le titre est lié au produit, tandis que chez nous, il dépend de la personne qui dirige la société » explique-t-il. « Aux Pays-Bas, il est attribué à toute maison existant depuis cent ans, même si elle ne fournit pas la Cour. Chez nous, seuls le Roi et la Reine sont concernés, tandis qu’en Angleterre, trois ou quatre membres de la famille royale sont pourvoyeurs des mandats. »

En Belgique, le brevet devient caduc au décès ou à l’abdication du Roi. A chaque changement de règne, il faut donc réintroduire sa demande de brevet. En outre, depuis 2000, les brevets sont revus tous les cinq ans, ainsi qu’au décès ou à la passation du responsable de l’entreprise. « C’est l’Intendant – l’homme de confiance du Roi – qui présente les demandes au souverain. On ne connaît pas les motifs ni les critères de ses décisions : cela demeure privé » explique Strijp. Chaque année, lors de la Fête du Roi, le 15 novembre, les nouveaux membres sont présentés à la presse. Ils sont ensuite invités au Palais pour recevoir leur brevet, et la liste complète est mise en ligne sur le site : monarchie.be.

En 2013, la reine Mathilde a souhaité remettre elle-même les brevets, « preuve que le nouveau couple royal souhaite s’investir davantage dans cette voie » affirme Strijp. Des changements dans la liste surviennent régulièrement, pour différentes raisons : dépôt de bilan, cessation d’activité, bureaux supprimés en Belgique, nouvelles demandes, etc. Le Roi peut également rayer un membre de la liste s’il ne respecte pas les critères de qualité et de discrétion exigés. Les conditions d’octroi, les privilèges et les devoirs des membres sont en effet rassemblés dans un document intitulé « Règles à observer par les titulaires du brevet de Fournisseur Breveté de la Cour de Belgique ».

Ainsi, Côte d’Or a disparu de la liste suite à son rachat par la marque Campbell Soup : « Le brevet était attaché à la personne de Baudouin Michiels et nous ne souhaitions pas qu’il figure sur les bouteilles de Heinz Tomato Ketchup ! », s’exclame Jean-Jacques Strijp. Pour les grosses sociétés comme Belgacom, il existe une personne brevetée « faisant fonction », qui est toujours le numéro un de l’entreprise.


Le plus ancien à avoir reçu le titre officiel ? C’était D’Ieteren en 1836, suivi de peu par la maison Delvaux. Aujourd’hui, 115 entreprises sont habilitées à porter le titre de Fournisseur Breveté de la Cour de Belgique. Parmi ceux-ci, on trouve des enseignes fameuses telles que Toyota, Spa Monopole, Sony Belgium, les chocolatiers Godiva, Neuhaus et Galler, le pâtissier Wittamer, les maisons de décorations Easy Living et Flamant, le joaillier Leysen, les papeteries de France, le couturier édouard Vermeulen (Natan), mais aussi Bpost, la SNCB, Canon Belgique et Brussels Airlines, la boucherie « Au Cochon d’Or » à Rochefort, non loin du domaine royal de Ciergnon, ou encore Ceran Lingua International à Spa, où tous les membres de la famille royale ont appris le néerlandais.

En 2013, le roi Philippe a fixé la première liste pour le nouveau règne : quinze sont partis et ont été remplacés par quinze nouveaux. La librairie Filigranes a ainsi pris la place de Libris, tombé en faillite.

Le nouveau couple royal ayant quatre enfants, de nouveaux secteurs ont fait leur apparition sur la liste, comme le magasin de jouets Serneels : « Nous avons bénéficié d’un formidable effet médiatique au moment de notre nomination car c’était innovant qu’il y ait un magasin de jouets sur la liste, explique Brigitte Serneels. De nombreux néerlandophones ont découvert le magasin et, comme c’était juste avant les fêtes, le chiffre d’affaires s’en est bien ressenti. L’effet est retombé mais les gens qui se promènent dans le quartier sont toujours interpellés par le blason, aussi bien les Belges que les étrangers. »

La marque belge de vêtements pour enfants Buissonière, créée en 1985 par Myriam Goethals, a également été brevetée : la reine Mathilde habille ses enfants dans leurs magasins depuis de nombreuses années, et les princesses Astrid et Claire en sont également des habituées. Buissonnière habille également la cour d’Angleterre : les princes Harry et William portaient déjà leurs vêtements quand ils étaient enfants ! Les autres nouveaux brevetés de 2013 sont le conseiller en esthétique Bouzouk, les frères Bardiau, tailleurs à Binche (Crossword), le spécialiste des plantes Jan Spruyt, les cosmétiques Salembier, le fabricant de meubles LF Selection, le spécialiste de piano Maene et le pâtissier Nadro. Cette année, cinq nouveaux fournisseurs sont venus gonfler les rangs de la liste officielle : la boucherie Saint-Hubert de Laeken, W&H de Buggenhout (pour le gibier et la volaille), le magasin bruxellois Hi-Fi Steylemans, la Mauquoy Medal Company, spécialisée dans les médailles, décorations et trophées. L’antiquaire anversois Axel Vervoordt, lui, a été renommé après un manquement administratif entre les deux règnes : il possède ce titre depuis 2001.


« Fournisseur de la Cour » est un titre honorifique aux retombées économiques non négligeables. Selon Jean-Jacques Strijp, « cette reconnaissance du travail bien fait est un tremplin vers une nouvelle clientèle. En moyenne, le chiffre d’affaires de l’entreprise se multiplie jusqu’à cinq car ce sont alors toute la Cour, la noblesse et la bourgeoisie qui se mettent à passer commande auprès de ce fournisseur. C’est également une plus-value à l’exportation. La brochure de l’Association est présente dans les ambassades étrangères à Bruxelles et les ambassades belges dans le monde. »

Posséder le brevet implique-t-il en retour d’offrir certains avantages au Roi ? « A l’époque de Léopold II, il était de bon ton que les médecins ou les autres professions libérales appelées auprès du Roi n’envoient pas la facture. à la place, on décernait une décoration, on offrait une médaille pour services rendus », explique Francis Balace. Aujourd’hui, tout cela a bien changé, et le Palais royal ne bénéficie d’aucun avantage sur la TVA ni de facilités de paiement. Les Fournisseurs Brevetés facturent ainsi le Palais au même tarif que tous leurs clients, et sont tenus d’offrir la même qualité de service à tous.

Le brevet n’est en rien un critère de standing ni de prestige : l’élitisme et le luxe sont bel et bien proscrits ! « Il s’agit bien des Fournisseurs de la Liste Civile, rappelle Jean-Jacques Strijp, soit des dépenses officielles financées par les Belges pour les visites d’état, les réceptions, les cadeaux officiels, les vœux de fin d’année, etc. Cela concerne toute la vie du Palais et ses besoins quotidiens, exactement comme les besoins de tout ménage. Les seuls critères sont donc que le produit doit être bon, la personne décente et la facturation en ordre. Et l’entreprise doit avoir un siège social en Belgique et un numéro d’entreprise belge. »

Cette définition explique que l’on trouve sur la liste officielle des fournisseurs comme Belgacom, Loca-Vaisselle ou Rentokil : « C’est la diversité de ses membres qui fait la richesse de notre association ; l’assemblage de moyennes et petites firmes, d’artisans et de grosses sociétés... » Les domaines commerciaux qui obtiennent le brevet sont ainsi très variés. Différents secteurs ont été définis par l’Association sur base de la liste existante, mais d’autres pourraient s’y ajouter car aucune restriction n’est de mise : maisons de bouche ; mode, beauté et habillement ; ameublement et décoration ; automobile ; bureautique ; entretien ; loisirs et sports sont les catégories actuelles.

Aujourd’hui, il n’y a plus de restaurant sur la liste, ce qui pourrait s’expliquer par la limitation croissante des frais royaux, décidée par les gouvernements successifs. L’hôtel Plaza est en outre le seul établissement hôtelier à y figurer. « Pour l’anecdote, il n’y a plus non plus de poissonniers, alors qu’un établissement de Bruges est justement fournisseur de la cour du Japon ! » s’exclame Jean-Jacques Strijp.

Site : dghb.be.

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    creux qu’une bosse. Quelle qu’en soit la dénomination, la multiplication de ces empêcheurs de rouler à fond finit par nous les casser… Les oreilles bien entendu.