Le Musée Galerie d'Ieteren

Paru dans JV 41 | Texte : Frédéric Leclerc, Photos : Frédéric Ravens

 

 

macaronvitcorweb

 

 

La Galerie d'Ieteren a été sélectionnée pour les Victors 2015.

 

 

 

 

 

D’Ieteren, en deux siècles d’existence, est passée de la petite entreprise artisanale de menuiserie de carrosseries automobiles à un groupe très diversifié présent dans plus de 35 pays. Une histoire de famille d’une longévité exceptionnelle, que tout le monde voudrait bien avoir vécu.

Deux cents ans. Six générations. Sept métiers. Une entreprise. Voilà la société familiale D’Ieteren décrite d’un seul trait. Bien entendu, D’Ieteren, c’est avant tout une histoire de famille. Et ça le reste encore et toujours aujourd’hui. Car ce sont les descendants de Joseph-Jean qui détiennent le pouvoir au sein de cette entreprise qui emploie aujourd’hui plus de 17.000 personnes dans le monde, est présente dans 35 pays, pèse près de 2 milliards d’euros en Bourse et réalise un chiffre d’affaires de 5,5 milliards d’euros par an. Alors, comment la petite entreprise des origines s’est-elle transformée en une multinationale que rien ne semble pouvoir arrêter ? Retour sur une « success story » peu ordinaire truffée de rebondissements, de coups de flair, de chance et de petits échecs.

Musée Galerie D’Ieteren : 200 ans de documents et de véhicules qui ont fait l’histoire de D’Ieteren. Visites uniquement sur rendez-vous. 50 rue du Mail, 1050 Ixelles, tél : 02 536 52 63, mail : catherine.rommelaere@dieteren.be.


Les origines

L’histoire de D’Ieteren, c’est surtout celle d’une dynastie de pionniers qui, depuis les origines, n’a jamais suivi qu’un seul fil rouge : le transport individuel. Rien ne serait arrivé en tous cas si un jour de 1805 Joseph-Jean D’Ieteren, venu de Hollande, n’avait ouvert, dans une maison située en plein centre de Bruxelles, cet atelier de charronnage et de menuiserie de carrosses hippomobiles. L’homme est alors très vite reconnu pour son talent et son habileté, des qualités qui lui permettent de faire grandir sa petite affaire. Au point que ses deux fils, Adolphe et Alexandre, et petits-fils, Alfred et émile, lui succèdent tout en continuant d’asseoir le sérieux de la société.

Le grand chamboulement s’esquisse un jour de 1898 où le génial Camille Jenazti – ingénieur belge à l’origine de la première voiture électrique à dépasser les 100 km/h, la « Jamais Contente » – pousse les portes de l’atelier des deux frères et leur demande de carrosser douze châssis de voitures électriques. Pour un homme qui vit à Paris et tente d’y développer une affaire de fiacres électriques, la requête est inattendue, mais c’est pourtant bien elle qui constitue l’amorce du troisième métier de la famille D’Ieteren : celui de l’automobile. Car à cette époque, la visite de Camille Jenazti fait prendre conscience aux D’Ieteren que la révolution du transport va arriver.

Ceux-ci n’hésitent d’ailleurs pas une seconde : ils se lancent à corps perdu dans ce nouveau créneau, tout en n’omettant pas de persévérer dans leur activité « hippomobile ». Vers 1905, l’entreprise tourne à plein régime. « D’Ieteren Frères » a déjà fabriqué et livré 300 carrosseries pour automobiles dont certaines à des personnages de renom, comme le prince Victor Napoléon qui commande en 1903 un tonneau royal sur châssis Panhard & Levassor. Ou, dans un autre registre, Léopold II – qui est le premier monarque au monde à avoir fait entrer une automobile à la cour en 1897 – qui fait l’acquisition en 1902 d’un coupé Panhard & Levassor carrossé par les frères D’Ieteren.


Quatrième métier : l’importation

Balbutiante au début des années 1900, l’automobile prend son envol après la Première Guerre mondiale, période pendant laquelle les frères D’Ieteren ferment boutique et s’exilent près du Havre où ils assurent diverses tâches d’entretien pour le gouvernement belge, lui aussi en exil. Dès 1918, le grand public commence à s’intéresser sérieusement à la chose automobile et les premières perspectives de marché potentiel s’esquissent. à ce sujet, c’est André Citroën qui a été le premier à avoir une vision véritablement « marketing » de l’automobile. C’est lui qui influence durablement la socio-économie de l’automobile européenne, notamment parce qu’il est le premier à exiger la construction d’une voiture la moins chère possible. Ce sera la type A, la première voiture à ne plus coûter « que » 1 an et demi de salaire alors qu’auparavant, une automobile en coûtait quinze… En quelques années, c’est donc à une véritable révolution que l’on assiste.

Après la Grande Guerre, D’Ieteren reprend ses activités. Et toujours avec panache. Dès 1919, les établissements sont cotés en Bourse tandis qu’en 1922, la société se tourne vers l’exportation. On recense notamment une commande de 200 voitures pour l’agent Minerva de New-York, mais aussi la vente de dizaines de modèles aux Pays-Bas, en Espagne, en Egypte ou en Amérique du Sud. En 1928, la part des exportations se chiffre à plus de 65 % de la production et, entre-temps, les ateliers d’Ixelles ont vu leur superficie passer de 4.000 à 10.000 m². Tout aurait pu continuer ainsi si seulement la crise financière n’avait pas ravagé le monde entier. Car le jeudi noir de Wall Street ruine la plupart des fortunes mobilières de la planète. Chez D’Ieteren, c’est le coup dur. Et aussi l’hécatombe.

Les commandes sont à zéro et de 500 personnes en 1928, le nombre de collaborateurs passe à 73 fin 1930 puis à 60 en décembre 1931. Mais il n’est pas question de mettre la clé sous la porte. C’est que la famille vit de ses activités et elle ne pense qu’à s’accrocher pour rebondir. Elle y parvient grâce à Lucien D’Ieteren qui s’intéresse de près à ce que l’on appelle l’automobile de grande série dont la paternité n’est pas le fait d’Henri Ford, contrairement à ce que l’on croit souvent.

La technique de normalisation des pièces remonte en effet à 1901 chez Oldsmobile (avec le Curved Dash). Henri Ford n’a apporté que le travail à la chaîne, ce qui est très différent. Cela dit, les D’Ieteren sont conscients que les marques européennes sont déjà toutes distribuées et c’est pour cette raison que, fin 1930, Lucien D’Ieteren et son fils Pierre partent prospecter aux états-Unis. Ils en reviennent quelques mois plus tard non pas avec un contrat, mais trois qui leur assurent la représentation des marques Studebaker, Auburn et Pierce-Arrow. On ne l’apprendra que plus tard, mais, à l’époque, ce contrat vaut de l’or car les voitures américaines sont robustes, fiables et très faciles à réparer. En quatre ans, D’Ieteren tisse un épais réseau de distribution à travers le pays. Et prend donc le visage qu’on lui connaît encore aujourd’hui.

 


De l’Amérique à l’Allemagne

à la fin des années 30, la Seconde Guerre mondiale met un nouveau frein aux activités des D’Ieteren. La société est en effet mise sous séquestres et est obligée d’assurer l’entretien des voitures et des camions de la Luftwaffe qui est alors basée à Haren, le premier aéroport de Bruxelles bien avant Zaventem. à la sortie de la guerre, les affaires peuvent reprendre. Et elles reprennent d’autant mieux que la Belgique est moins touchée financièrement que les autres pays qui l’entourent.

En effet, réfugié à Londres, le gouvernement belge a continué à exploiter le Congo et à vendre des matières premières aux Alliés. Cette manne financière – en plus de celle amenée par le Plan Marshall – agit comme un véritable catalyseur et contribue à la reconstruction, notamment des routes et des autoroutes. Dans ce contexte, les ventes de voitures américaines connaissent un grand succès car l’exportation de devises vers les états-Unis n’est pas interdite comme c’est le cas pour l’Allemagne. Comme souvent chez D’Ieteren, ça ne suffit pas. Car Pierre D’Ieteren, le fils de Lucien, est lui aussi un visionnaire. Il comprend très tôt que l’automobile de grande série est un genre qui va passer et qu’il faut déjà prendre en considération la tendance suivante : celle des automobiles moins chères qui vont permettre d’accroître encore le vivier de clients. Et il a déjà sa petite idée : il a aperçu l’œuvre de Ferdinand Porsche, la Coccinelle, et croit fermement à cette automobile universelle. Car en allemand, « Volkswagen » veut dire bien plus que « la voiture du peuple ».

Le pari est osé car la Coccinelle est laide et, surtout, allemande, ce qui ne risque pas de faciliter ses ventes dans la Belgique de l’après-guerre. Mais Pierre se dit qu’il peut aussi y arriver et il trouve une excellente idée pour contourner l’interdiction d’exporter des devises vers l’Allemagne. Lors d’une visite à Wolfsburg, il ne lui a pas échappé que les toits des Coccinelles présentent un joint de soudure en leur centre. Ce qui signifie que l’usine ne dispose pas de tôles suffisamment grandes pour les réaliser en une seule pièce. Pierre D’Ieteren leur enverra les tôles nécessaires depuis le bassin sidérurgique de Charleroi, un subterfuge particulièrement intelligent qui lui permet d’obtenir le contrat d’importation le 17 mars 1948.


La mort dans l’âme

Le succès de la Coccinelle est fulgurant. à tel point que Volkswagen cherche des sous-traitants pour assurer sa construction. Pierre D’Ieteren saute sur l’occasion et il propose à Volkswagen l’assemblage des Coccinelles dans son usine de Forest aux côtés des Studebaker dont il a obtenu la construction exclusive pour l’Europe occidentale. Compte tenu du succès de la VW, c’est un très joli coup. Mais c’est aussi un gros coup de chance car au début des années 60, Studebaker rencontre de graves difficultés – qui mèneront la marque à la faillite en 1966 – tandis que D’Ieteren perd aussi ses contrats de vente au Congo qui a acquis son indépendance. En clair, sans la Coccinelle, D’Ieteren ne serait sans doute jamais devenu ce qu’il est.

Mais toutes les bonnes choses ont une fin et, à la fin des années 60, les ventes de Coccinelles se tassent elles aussi car le modèle vieillit. Volkswagen sait qu’il doit réagir et arrive avec un projet salvateur, la Passat. Problème : cette nouvelle voiture compte 7.000 pièces au lieu de 1.200 pour la Coccinelle, ce qui nécessite un agrandissement considérable des installations de Forest. Pierre D’Ieteren se met en quête d’argent frais, mais se voit refuser ses demandes par les banques. échec. Et mat cette fois car, faute d’argent, Pierre – qui arrive en larmes paraît-il au dîner des cadres – est contraint de céder l’usine à Volkswagen, une revente qui met un terme aux activités industrielles de la famille. Elle n’y reviendra pas. Ou à tout le moins, le groupe n’y reviendra pas. Car Roland D’Ieteren a par la suite fait de ce retour une affaire personnelle. Il ne faut en effet pas chercher très longtemps pour découvrir que cet homme maladivement discret est devenu à titre personnel actionnaire chez Zagato, qu’il a racheté une société de restauration de voitures anciennes en Touraine et qu’il détient aussi la carrosserie turinoise Grand Turismo, spécialisée dans la construction de prototypes pour les grands constructeurs. Chassez le naturel…


Vers d’autres horizons

Avec un peu de recul, la revente de l’usine de Forest à Volkswagen n’aurait sans doute pas tant affecté Pierre D’Ieteren. Car l’argent récolté permet à ce dernier de construire le formidable centre de distribution d’Erp-Kwerps tandis que trois ans plus tard, en 1973, la première crise pétrolière démontre qu’une usine automobile ne valait absolument rien. Une fois de plus, le coup dur s’est transformé en un formidable coup de chance.

Toutefois, si le grand public connaît le « D’Ieteren importateur », il ne s’agit toutefois que d’une activité parmi bien d’autres à l’échelle de son existence. Car en deux siècles, le groupe a su se remettre en question au bon moment pour ne pas rester à quai. Dès 1956, D’Ieteren se lance en effet dans la location de véhicules à court terme (« Dit’Rent-a-Car ») avec Avis tandis qu’en 1975, c’est l’importation des motos Yamaha qui démarre avec la branche D’Ieteren Sport.

Autre activité d’importance pour le groupe : l’acquisition en 1999 de Belron, l’un des grands spécialistes de la réparation et du remplacement de vitrage de véhicules. C’est la grande aventure de Carglass et d’Autoglass qui hisse le groupe à un autre niveau international.


Des accrocs aussi

Cela dit, tout n’a pas toujours été un conte de fée chez D’Ieteren. Bien au contraire. Il y a eu les hauts, les bas, mais aussi les échecs dont on entend forcément moins parler. Comme la société CSI (Cleaning Internationnal) lancée dans les années 60 et qui prévoyait que les trains et les camions seraient lavés une fois par jour, un peu comme ce qui se fait pour les avions. Une belle illusion. Tout comme l’idée de s’attaquer plus récemment aux marchés de l’informatique ou de l’outillage. Re-plantages, mais toujours dans une optique constructive car à la rue du Mail, on s’est toujours donné le droit à l’erreur.

Reste que si accrocs il y a eu pour les affaires, il y en a aussi parfois eu du côté humain. Il y a une quinzaine d’années, c’est d’ailleurs Roland D’Ieteren lui-même qui en fait les frais lors d’une assemblée des actionnaires où un important investisseur américain refuse de lui donner sa confiance. La raison ? Sa double casquette de Président et de Président Directeur Général qui, selon cet actionnaire, est devenue trop grosse pour sa seule tête.

Pour Roland, c’est une gifle, mais aussi le début d’une réflexion qui débouche en 2005 sur la restructuration du pouvoir et la nomination de Jean-Pierre Bizet au titre de CEO. Cet homme brillant a d’ailleurs l’intelligence de se débarrasser juste à temps de l’activité de location qui a vécu ses belles années, mais est sur le point de péricliter. Superbe opération, mais drôle de récompense pour Bizet : celui-ci se voit poussé vers la sortie deux ans avant le terme de son contrat. Ce départ houleux est en réalité le fait d’un jeu de dominos : Axel Miller, l’ancien patron controversé de Dexia et administrateur indépendant chez D’Ieteren, risque de quitter le navire et la famille ne veut pas prendre ce risque. D’où le départ précipité de Jean-Pierre Bizet qui confiait d’ailleurs au magazine Trends-Tendance : « ça aurait pu se passer avec un peu plus de sensibilité, surtout de la part d’un actionnaire familial qui se pique de valeurs humaines. »


Et l’avenir ?

Reste par contre à savoir comment D’Ieteren évoluera dans les prochaines années. Car, contrairement à ce que l’on pourrait croire, la société ne peut pas se reposer sur ses lauriers, surtout depuis qu’elle a acquis un statut international. Dernier rebondissement en date : le bilan annuel dévoilé il y a quelques jours et qui n’a pas été du goût des marchés. Ceux-ci ont en effet durement sanctionné le titre. Les analystes résumaient l’exercice comme suit : « Chiffres inférieurs aux attentes, prévisions faiblardes et peu de visibilité. »

Même pour une société largement bénéficiaire, les choses sont donc compliquées, mais certainement pas de nature à refroidir les têtes pensantes du groupe, Axel Miller en tête qui avoue toujours être à la recherche d’un « relais de croissance à travers l’acquisition, seul ou en partenariat, d’une ou plusieurs nouvelles activités dont la recherche est en cours ». C’est précisément cette recherche constante de nouveaux concepts et de nouveaux filons qui a toujours été le véritable moteur des D’Ieteren. Il n’y a donc pas de raison que la démarche change, même si certaines des plus belles réussites sont aussi dues à la chance. Mais ne dit-on pas non plus que la chance se mérite ? Reste que la nouvelle génération des D’Ieteren devra aussi composer avec ce fil rouge. Car il faudra désigner à terme le successeur du groupe même si les jeux semblent déjà faits : Roland détient 30 % des actions du groupe alors que sa sœur n’en possède que 25 %. C’est donc Nicolas – fils unique de Roland – qui a toutes les chances de monter sur le trône. à moins que...

Newsletter

L'agenda

JV en kiosque - Abonnement

AVRIL 2022

cover JV86

 

 

  • Enquete: L'essor des cercles privés
  • Spécial montres: Design et innovations
  • Escapade, Bordeaux sans modération

 

 

 

Do you speak belge?

Quelques expressions belges et leur explication :

  • « Feu ouvert »

    F.O. = feu ouvert.

  • « Avare sec »

    D’Harpagon, l’avare de Molière, à l’oncle Picsou de Walt Disney, les représentations du radin ne manquent pas.

  • « Pourquoi pas orthopède »

    On en a beaucoup parlé ces temps derniers lors des inscriptions massives de Français dans des filières d’enseignement paramédical ...